Cela fait maintenant trois ans que l'on m'a accordé ce poste de silence. Compte tenu de mon dossier, disent-ils - pour ne pas dire compte tenu de la catastrophe ambulante que je suis devenue - j'ai obtenu le droit de travailler de chez moi, alors je travaille devant la maison, chez Il Maestro, avec les chiens pour seule compagnie, jusqu'à ce qu'il rentre et me trouve là, devant l'ordinateur. Quand il arrive, je remets l'eau à chauffer, et nous buvons le thé, ensemble. Il me raconte les collègues, c'étaient aussi les miens, avant.

J'aimerais qu'il y ait aussi un chat. Il faudrait que je lui demande. Compte tenu de ma situation, il n'est plus question d'enfant. Alors un chat, ce n'est pas un caprice, il me semble ? Il ronronnerait près de moi au soleil. L'hiver, nous nous tiendrions chaud lors des journées blafardes et vides.

Avant, les jours d'hiver et d'école, je me levais et je partais dans la nuit, à pied, le froid me giflait, me sortait de ma nuit, et quand je rentrais dans la salle des profs, mon premier "bonjour" faisait de la buée sur mes lunettes, j'étais obligée de les retirer pour y voir clair. Je trouvais mes élèves emmitouflés dans leurs cache-nez, dont les nez justement, rougis de froid, dépassaient, comiquement. Leurs oreilles, rouges aussi, me donnaient envie de les prendre dans mes mains gelées, et de frotter, presser, malaxer, jusqu'à ce que tout ça se réchauffe.

Je ne supporte plus le bruit des voix, des raclements de chaises, des bruissements de feuille, les rires étouffés, les toux et les trompettes des mouchoirs, pas même le léger sifflement que fait le feutre sur le tableau blanc (depuis longtemps j'ai demandé à ne plus avoir de tableau noir ni de craie : je n'en supportais plus la poussière sur mes doigts, je m'essuyais sans cesse et compulsivement).

Pourtant les chiens ne me dérangent pas, ni les oiseaux qui font pourtant un raffut incroyable aujourd'hui. C'est le début de la belle saison, une merveilleusement douce journée d'avril, ils en profitent.

Mon rendez-vous avec le médecin du rectorat n'est plus que dans dix jours. Je ne sais pas ce qu'il va dire. Je ne veux pas retravailler là-bas ni ailleurs. J'ai perdu l'habitude du contact avec les autres, des cohabitations. Je ne supporte plus que la patience d'Il Maestro. Je ne supporte plus le regard clinique et froid du médecin. Il va me dire encore une de ces phrases dont ils ont le secret : compte tenu de votre parcours, hem, professionnel...

Je ne veux pas qu'on tienne compte de quoi que ce soit. Je hais les comptes tenus. Je veux qu'on me laisse tranquille.