La vieille dame et la mort

Vers la fin du mois de décembre 2099, une très vieille dame s'éteignit. Elle venait d'avoir cent vingt ans, et avait passé ce dernier automne à mettre un peu d'ordre, en prévision du XXII° siècle.

Il ne restait plus depuis longtemps sur terre aucun être témoin de son adolescence, exceptée son amie de toujours, de quatre mois seulement son aînée, aussi grande et sèche qu'elle était ronde et petite. L'âge les avait ratatinées, voûté l'une, engourdi l'autre, leurs cheveux s'étaient blanchis puis clairsemés, et il ne subsistait plus grand chose en elles des deux jeunes filles qui s'étaient rencontrées un siècle plus tôt sur les bancs d'un petit lycée ; mais le temps ne les avaient pas séparées.

Toutes deux avaient connu des hommes, des histoires banales, des histoires singulières ; toutes deux s'étaient vues grandir, puis mûrir puis vieillir, et désormais jouaient tranquillement, sans trop d'appréhension ni impatience, à qui verrait mourir l'autre.

Mademoiselle Serres avait gagné. Le mois d'août 2099, particulièrement chaud et sec, avait épuisé la ténacité de Madame Avignon.

Ce n'était pas, et de loin, son premier deuil. Elle avait rencontré la mort cent sept ans plus tôt, à douze ans et demi. Une autre bonne vieille dame, son arrière-grand-mère, qui leur apportait toujours des madeleines, et faisait cuire le poulet des repas familiaux à la broche, dans la cuisine d'en bas. Un vieux berger, dont les brebis égayaient la montagne, de leurs clochettes ; elle y répondait en jouant de la flûte, fenêtres ouvertes sur la montagne ; le ruisseau roucoulait sa chanson vive ; et le berger écoutait de loin.

Les souvenirs tournaient et retournaient dans sa mémoire encombrée de mille et mille tiroirs, joies, peurs, colères et détresses, paroles retenues, gestes incontrôlés, repas d'anniversaire, et des dates, des dizaines de dates additionnées qui, divisant en degrés la durée de sa vie, lui dessinaient comme un destin...

Bien d'autres voix chères s'étaient tues depuis.

Son petit frère, un bel homme plein de douceur, redevenu grognon dans sa vieillesse, semblable au petit garçon apparu dans sa vie quatre-vingt-deux ans plus tôt – les derniers temps, ils s'étaient tant chamaillés, ils avaient partagé tant de disputes et de fous rires, qu'ils avaient cru se retrouver enfants tous les deux.

Et puis Balthazar, entouré de treize petits enfants qui le chérissaient, Bon Papa Balthazar avait fermé les yeux, et Mademoiselle Serres, pendant que ses neveux et nièce accomplissaient de tristes formalités, avait entrepris de raconter aux sept filles et aux six garçons tous les menus exploits du petit Balthazar, trouillard, drôle, généreux et bougon. Les parents en rentrant les trouvèrent tous ivres de larmes, entre fou rire et chagrin. Mademoiselle Serres s'était gentiment fait gronder.

Les liens entre le frère et la soeur n'avaient cessé de se resserrer au fil du temps. Une affection solide les unissait et les avait toujours unis. La perte de leur parents, survenue à quelques mois d'intervalle, avait encore oeuvré dans ce sens. Leurs compagnons respectifs avaient su leur permettre de se retrouver, désormais orphelins. Mademoiselle Serres se souvenait avec émotion de papa et de maman. A combien d'années remontaient ces instants, où elle s'était soudain retrouvée l'aînée de la famille ? Peut-être un demi-siècle déjà, et pourtant elle n'y pensait pas sans se sentir toujours toute petite et, presque, abandonnée...

Elle retrouvait un peu d'assurance, le plus souvent, en pensant aux petits, à ses neveux et nièce, au travail accompli, mais toujours inachevé, et à l'énergie qu'il lui fallait encore puiser en elle pour être satisfaite. Elle avait appris à dire « ça va aller. »

Toutes ces années Madame Avignon était restée son meilleur appui, et réciproquement. Sa disparition la laissa seule face à sa vieillesse, et la fatigue de vivre reprit le dessus. Le chagrin n'était pas moins grand, pas moins profond. La fierté de survivre malgré un climat devenu hostile, malgré les restrictions d'eau, malgré la chute de l'espérance de vie, tout d'un coup ne fut plus rien sous le poids de la lassitude. Elle avait toujours su préserver son petit univers de la laideur du monde, de sa violence, de son absurdité. Elle s'était bâtie, avec les siens, des refuges de tendresse et d'humour. Mais son dernier rempart venait de s'écrouler. Ce deuil était l'avant-dernier.

Elle avait toujours cru que le plus dur était pour ceux qui restent. Elle prit donc le temps de leur simplifier les choses. Septembre, octobre, novembre. Elle classa les albums, les journaux qui avaient survécu. Renonça à combler les trous. Remplit de grands cartons étiquetés « sans intérêt ». Donna des livres, des meubles, des objets. Quelques avis aussi. Et à la petite infirmière qui lui disait en plaisantant « vous nous enterrerez tous », elle répondit d'une voix grave de petite fille qu'elle n'enterrerait plus personne. « J'en ai assez », ajouta-t-elle.

Elle considérait sa provision de thés de toutes sortes. Plus qu'assez, même. Avant les restrictions, elle aurait bu tout cela en trois semaines. A raison d'une tasse par jour, prélevée sur sa maigre ration quotidienne, il y en avait bien pour trois mois. C'était un luxe, mais son dernier plaisir. Elle décida d'attendre la fin du thé.

Tout était prêt, maintenant. Alors l'angoisse l'étreignit. On fêta son anniversaire. On lui réclama un discours, elle s'excusa :« Vous n'en avez pas marre de m'entendre radoter ? ». On la pria, elle céda. Et retrouva un peu de sa malice pour remercier tous ceux qu'elle appelait ses petits. Ses yeux pétillaient de nouveau de se sentir entourée et aimée. Mais Madame Avignon n'était pas là, et elle savait qu'elle n'était pas retenue cette fois par une tempête ou un autre empêchement. Elle ne viendrait plus, et Mademoiselle Serres n'avait aucune envie d'être une pauvre ancêtre solitaire. L'envie non plus n'était plus là.

Ce jour-là, elle but trois tasses. C'était déraisonnable. Mais c'était bon. Et la conscience du risque redoublait le goût du plaisir. Elle fit de même les jours suivants, parce que ce n'était plus tenable. L'anniversaire passé, elle fut de nouveau seule. Et rien n'angoissait plus Mademoiselle Serres que de se retrouver seule. Faite de solitude et d'inquiétude, son angoisse augmentait de jour en jour. Elle tentait de la noyer, tasse après tasse. Elle avait gardé quelques livres, au cas où. Au cas où quoi, elle n'en savait rien. Elle tenta de les ouvrir, mais ne parvint pas à lire plus d'une page d'affilée. Pas concentrée. Préoccupée. Alors elle reprit son dernier carnet, et écrivit, tant bien que mal, tout ce qui tournoyait.

La mort n'est rien pour nous. N'empêche que j'ai peur. Tout ce en quoi je crois, je m'en vais le quitter. Et je n'espère ni réponse ni confirmation, je crois qu'il n'y aura rien. Rien de plus pour moi. J'ai déjà eu beaucoup, j'ai eu ma vie. Et j'ai tenté de faire quelque chose avec ça. Bien sûr, j'aurais pu « mieux faire », comme on dit à l'école. Mais j'aurais pu rater beaucoup de choses aussi, et il y a tellement d'instants que je n'ai pas ratés ! Non, tant pis pour les regrets... Ma mémoire tourbillonne de tous les éclats de rire, de voix, de sanglot, des innombrables lambeaux et paillettes du souvenir, et finalement le reste ne me regarde plus tellement... J'aurais seulement bien voulu savoir ce que je faisais là, d'abord, même si ça ne change rien... et comment ce fichu monde va tourner... Je ne le verrai pas... Pauvre idiote. Il tournera sans moi, et sans tous les autres qui disparaissent en ce moment-même, voilà ! C'est tout. Il tournera sans moi...