Il avait l'aura poussiéreuse et puissante des vestiges d'une révolution industrielle. En l'observant je retrouvais la couleur et l'odeur du charbon des vieilles locomotives, et la tôle rouillée des wagons secoués sur les rails grinçait comme un refrain, crin-crin d'un autre temps où l'on croyait en la vitesse et le progrès. C'était un pont jeté sur un siècle passé, le témoin hébété d'un âge métallique, le vieux sphynx oublié d'une énigme résolue désormais...

J'aimais perdre mes yeux dans l'enchevêtrement de ses grilles, de ses barres de fer, de ses cables d'acier, des monstrueuses broderies qui l'ornaient, et semblaient devoir rompre à chaque nouveau train. J'aimais la régularité des convois, rendez-vous journaliers, et compter les wagons en modelant mon souffle sur leur rythme d'apparition.

Les rares personnes à qui j'osais confier ce genre de méditations me regardaient comme un vieux fou. La poésie d'un pont SNCF ne touche plus personne semble-t-il. Les gens de nos jours ne s'émerveillent qu'aux petits oiseaux gazouillant dans un décor idyllique et verdoyant de nature. Niaiseries.

Pourtant, lorsque je suis rentré ce soir-là, j'en ai vu un qui m'a semblé l'aimer autant que moi. Je n'ai pas osé m'approcher parce que je suis timide, mais je l'ai bien observé, son crayon à la main, son carnet de croquis coincé au creux du bras.

J'ai tout de suite imaginé un Pierrot dans mon genre, un peintre solitaire allant chercher la gare Saint-Lazare dans les recoins les plus sordides et les plus reculés.

Et je l'ai attendu. Je me souviens encore de sa veste de velours élimé, de son visage rougi de froid, de son écharpe aux couleurs arc-en-ciel. J'ai attendu longtemps. J'avais froid moi aussi, mais je ne bougeais pas, de peur de faire fuir cette âme soeur ! J'étais curieux de voir ce qu'il allait faire de mon vieux pont, s'il saurait rendre toute la puissance d'évocation de l'immense structure métallique...

Le 22h17 est passé, dans un fracas rouillé, long serpentin de formes ternes et sifflantes. Mon Pierrot a juré – je ne peux pas le retranscrire ici tant c'était ordurier. Et j'ai compris alors qu'il ne s'intéressait qu'à la poignée de moineaux juchés sur un filin – et que le bruit du monstre avait fait s'envoler.