La Princesse au Miroir

Première partie :

A -M

Il était une fois un Prince Ingénieux qui s’appelait Tom Tom. Tom Tom vivait dans le royaume de Rêves et y cherchait l’âme sœur : il voulait trouver une Princesse pour vivre heureux très longtemps avec elle et avoir beaucoup d’enfants.

Le Prince poursuivait donc d’incessantes recherches. Il lui arrivait fréquemment de s’aventurer hors de son royaume, dans les dangereuses contrées de Réalité. Malheureusement, chacune de ses expéditions en terre de Réalité se soldait par un échec : à chaque fois une mésaventure le couvrait de ridicule. Aucune Princesse ne se serait abaissée à l’épouser car toutes se moquaient de lui.


Une seule Princesse l’aimait sincèrement : Agamoi, la Princesse au Miroir, qui vivait comme lui au royaume de Rêves : c’était sa sœur.

Agamoi possédait un miroir magique qui lui permettait de contempler les reflets de l’âme. Elle seule savait le décrypter, et elle y passait beaucoup de temps. Elle aussi voulait trouver l’amour, mais contrairement à son frère, elle était convaincue que si le Prince Charmant existait, il viendrait un jour, sans qu’elle se donne la peine de le chercher (elle avait lu trop de contes de fées !). Aussi attendait-elle, dans la plus haute chambre de la plus haute tour, et elle se racontait des histoires, devant son Miroir.

Tom Tom montait souvent la voir. Il se mettait face au Miroir et l’interrogeait sur son propre cœur :

_ Agamoi, ma sœurette, ne vois-tu point d’amour ?

à quoi elle répondait invariablement :

_ Je ne vois que moi et mes émois qui miroitent en ce miroir.

Puis, désolée de ne pouvoir l’aider, elle se retournait vers lui et ils parlaient d’autre chose, de la dernière œuvre d’un artiste du royaume, ou du début de l’Univers…

Pendant ce temps-là, loin, très loin, aux confins des terres de Réalité, là où le Prince Ingénieux n’était encore jamais allé, vivait la Princesse Universelle. Son nom était Nou Na et elle s’ennuyait. Son unique distraction était d’améliorer le sort de ses sujets, réduire la misère, instaurer la justice et la paix. Ce souci lui attirait une grande sympathie de leur part : tous l’aimaient, mais cela ne suffisait pas à la tirer de son ennui.

Ses proches regardaient ces préoccupations d’un œil bienveillant, mais ils jugeaient plus raisonnable qu’elle épouse un Prince qui règnerait sur le pays : avait-on jamais vu une femme, seule et autonome, sur le trône ? Ils ne cessaient donc de lui présenter des Princes venus de tous les horizons, dans l’espoir qu’elle choisisse un mari. Tous tombaient sous le charme de la Princesse Universelle, et parfois l’un d’entre eux lui plaisait.

Malheureusement, cela ne durait qu’un temps : tôt ou tard, soit parce que le Prince se montrait trop négligent vis-à-vis du bonheur de ses sujets, soit parce qu’il cherchait à la détourner de cette idée, soit, tout simplement, parce qu’elle se lassait, Nou Na renonçait. Elle voulait le Prince Idéal ou rien du tout, et elle savait qu’à cause de son intransigeance ce serait peut-être rien du tout.


Leurs trois destins allaient changer, par le plus grand des hasards, lors de la Grande Revoyure en Alby la Rouge.


La Grande Revoyure avait lieu une fois tous les sept ans, le vingt-deux juin. C’était un immense rassemblement où se pressaient tous les Rois et tous les Princes, toutes les Reines et toutes les Princesses du monde entier, mais aussi d’innombrables jongleurs, peintres et musiciens, danseurs, sculpteurs, tisserands et magiciens, cuisiniers, parfumeurs et alchimistes, comédiens, enlumineurs, fées et sorcières, tous espérant séduire une Altesse et se mettre à son service. Il en résultait une éblouissante explosion de couleurs et de formes, de chatoiements et froissements d’étoffes, une étourdissante profusion de musiques, de cris, de rires, de carillons, de flûtes, de tambourins, de violons, d’improvisations sonores en tout genre, de slogans et de chansons, et un entêtant bouquet de vapeurs et de parfums voluptueux et enivrants.

Aucun de nos héros n’y avait encore jamais participé car nul n’y était admis avant le jour de son quinzième anniversaire. Aussi tous les jeunes Princes et Princesses attendaient cet âge avec impatience, pour pouvoir enfin goûter aux merveilles tant vantées de la Grande Revoyure. Et une fois atteint l’âge requis, beaucoup devaient encore patienter un, deux ou trois ans, voire six !


Tom Tom et Agamoi, pas plus que Nou Na, n’eurent à attendre : l’année de leurs quinze ans coïncida avec le mil neuf cent quatre-vingt-quinzième retour de la Grande Revoyure en Alby la Rouge.


Dans tous les royaumes, dès le mois d’avril, toute autre activité fut suspendue, et toutes les forces de tous les pays s’unirent pour préparer jusque dans les moindres détails ces grandes réjouissances. Comme tous les sept ans, une trève fut observée, et l’excitation des princes gagna les peuples, qui rivalisèrent de savoir-faire et de dextérité.

Alby la Rouge, cité abandonnée le reste du temps, commença à revivre. La foule des troubadours et des artisans l’investit, la dépoussiéra, la briqua, la rénova, la rajeunit et la para pour le grand jour. La ville endormie fut en moins de trois mois réveillée, ressuscitée, et aussi resplendissante qu’une jeune mariée.


Pendant ce temps, Nou Na, éprise d’aventure et d’inconnu, pensait avoir trouvé un remède à son ennui. Elle espérait, sans trop savoir comment, que la Grande Revoyure lui apporterait ce qui lui manquait. Mais ces pensées d’espoir alternaient avec des périodes plus désabusées : même si cette expérience se révélait palpitante, il faudrait ensuite revenir en Réalité, et l’enthousiasme à coup sûr, à l’épreuve du temps, retomberait ; même si elle rencontrait des gens passionnants, des amis, un jour ou l’autre elle se lasserait…


Tandis que Nou Na passait ainsi de l’optimisme au pessimisme, au royaume de Rêves, Agamoi découvrait dans son Miroir l’envie de descendre de sa tour… Tom Tom, lui, pour qui sortir du royaume signifiait s’exposer au ridicule, redoutait plus que tout l’idée de s’illustrer et de se disqualifier en présence de toutes les Princesses du monde : qui alors pourrait un jour vouloir de lui ?

Sa sœur, que la perspective de la Grande Revoyure excitait chaque jour davantage, s’efforçait de le rassurer, de le persuader que ce serait forcément différent cette fois-ci : c’était un événement exceptionnel, ils avaient la chance d’y assister dès leurs quinze ans, et… il ne serait pas tout seul mais avec elle. Le Prince hochait la tête mais n’y croyait guère. Il ne voyait surtout pas comment la présence d’Agamoi pouvait lui être d’un grand secours !


Les semaines passèrent et le grand jour arriva. La veille au soir, tous avaient veillé tard dans la nuit : tous, qu’ils soient Rois ou acrobates, tous redevenaient enfants, enthousiastes, impatients et joyeux. Même Tom Tom, ce soir-là, se laissa griser, entraîné par Agamoi dans des danses effrénées entrecoupées de fous rires.

Au matin, le premier rayon de soleil, la première lueur de l’aube à l’horizon trouva tout le monde debout. Les oiseaux n’eurent même pas le temps de chanter, devancés par le va et vient chaotique et insouciant des grands départs. Un instant déconcertés, ils ne tardèrent pas à se joindre au concert, et à égayer le charivari de leurs gazouillements.


Nou Na, toute vêtue de rouge, n’entendait rien. Elle était un peu tendue, en proie à l’anxiété et à une certaine appréhension. Tout le voyage se fit face au soleil qui s’élevait peu à peu dans le ciel. Absorbée par ses pensées, elle ne remarqua rien du paysage qui défilait. Soudain, Alby la Rouge apparut, à quelques lieues, silhouette altière dans le contre-jour. La Princesse, éblouie, plissa les yeux.

Le soleil déjà haut semblait couronner une sorte de palais qui se dressait au-dessus de la ville, plein d’une fière majesté. L’édifice surplombait tout un réseau de ruelles tortueuses débouchant par endroits sur de belles allées larges et claires ; çà et là une petite place agrémentée d’une fontaine venait suspendre la ligne sombre des maisons.

Le cœur battant, Nou Na remarqua alors l’agitation qui régnait sur la route. Tous les voyageurs qui arrivaient là se hâtaient vers la ville, impatients, tandis que la ville venait à eux, par l’entremise de ses marchands d’eau, de chapeaux, d’éventails et d’ombrelles, sortant à la rencontre des arrivants pour proposer leur marchandise, car la journée s’annonçait d’une grande chaleur. De tous ces mouvements continus et contradictoires résultait bien sûr une cohue indescriptible.

Malgré la foule qui ralentissait considérablement sa marche, elle parvint bientôt à la porte Ouest, et prenant une grande inspiration, entra dans la cité.


Son anxiété disparut aussitôt. Elle y était, seule et perdue au milieu d’une multitude bruyante et souriante, et, immédiatement, elle se sentit chez elle. A tous les coins de rue, des jongleurs jonglaient, des chanteurs chantaient, des danseurs dansaient, des musiciens musiquaient, et les passants ne passaient plus mais faisaient cercle, empêchant ainsi le passage. Certains assuraient les chœurs ou entraient dans la danse, tous étaient heureux d’être là, et participaient à l’euphorie générale d’un sourire ou d’une lueur dans les yeux. Nou Na commençait à comprendre le sens de cette Grande Revoyure : il s’agissait simplement de partager une journée de bonheur. Elle eut une pensée pour ceux de ses sujets qui n’avaient pas été conviés à la fête, et se promit d’organiser dans son royaume une journée de ce genre, mais qui ne serait pas réservée aux seuls Princes.

Elle en était là de ses réflexions, lorsqu’un petit lutin vint gambader auprès d’elle, quêtant manifestement son attention.

_ Bonjour, lutin. Que me veux-tu ?

_ Bonjour Altesse ! Tu es Nou Na, et moi on m’appelle Or El Hermanito.

Ces mots éveillèrent la curiosité de la Princesse.

_ Comment sais-tu mon nom ?

_ On me l’a dit… répliqua-t-il l’œil plein de malice.

Elle haussa les épaules.

_ Soit. Et toi ? Or El quoi ? Qu’est-ce que c’est que ce nom si long et si compliqué pour un petit lutin comme toi ?

_ Or, parce que j’apporte la lumière…

_ Rien que ça ?

_ Et El Hermanito… parce que je suis un petit frère.

_ D’accord. Tu as donc un grand frère, ou une grande sœur ?

_ Mon frère est un très grand sorcier. Mais chut ! ne le répète pas, et surtout ne dis à personne que je te l’ai dit !

_ Promis ! répondit-elle, amusée par ce petit être bavard qui se donnait tant d’importance.

_ Mais ce n’est pas pour ça que je suis là : je suis chargé d’énoncer ton mystère.

_ Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?

_ Ah ah ! Mademoiselle ne fait plus sa supérieure !

Il laissa passer quelques instants, comme pour mieux savourer l’ignorance intriguée de la jeune fille. Celle-ci le comprit et rentra dans le jeu… à sa manière :

_ Bon, très bien. Tu ne veux pas me le dire ? Je vais demander à cet autre lutin, là-bas. Il saura certainement me renseigner aussi bien que toi. Tu le vois, ce lutin blond, qui traverse la place ?

L’effet fut immédiat :

_ Non ! Surtout pas ! Jo me tuerait !

_ Jo ? C’est ton frère ?

_ Chut ! intima-t-il, regardant de tous côtés pour voir si quelqu’un avait pu les entendre. Rassuré, il reprit :

_ Ce lutin est comme moi chargé d’énoncer les mystères, mais – il baissa la voix, après un dernier coup d’œil à la ronde : le lutin blond avait disparu – on le soupçonne d’être à la solde de pirates. Avec lui, tu ne serais pas en sécurité.

_ Avec toi, oui, je suppose ?

_ Ne te moque pas, c’est très sérieux ! Tu veux que je t’explique, oui ou non ?

_ Ne te mets pas en colère, je ne voulais pas te froisser… hé ! tu boudes ?

_ Gloumf… fut la seule réponse.

_ Petit Or, je t’écoute !

_ Bon. Nous, les lutins, nous abordons les jeunes Princes et Princesses qui viennent à la Grande Revoyure pour la première fois, comme toi, et nous énonçons leur mystère.

_ Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de mystère ?

_ Tu en sais assez. Maintenant, écoute. Il y a une comptine, puis le mystère. Tu dois le graver dans ton cœur et ne jamais l’oublier. Il est à toi, nul ne doit le connaître.

Or El Hermanito avait pris un air solennel. Il se mit à chantonner :

Toi qui viens là pour la première fois

Si tu comptes régner un jour

Sache d’abord régner sur toi !

Sonde ton cœur et réponds sans détours :


Est-il universel le cœur qui ne veut pas aimer ?


Le sourire de Nou Na s’effaça aussitôt, et son visage se ferma.

_ Je vois que cela ne te plaît guère, mais tu ne peux rien y faire : tel est ton mystère, et si tu vois les choses autrement, il te faudra le prouver…

Et le lutin disparut. Nou Na, abasourdie et désemparée, resta les bras ballants, écrasée par cette question qui la mettait cruellement face à elle-même.

Elle finit par reprendre sa marche, sans plus rien voir ni entendre de tout ce qu’elle traversait. Une impression étrange, sourde et désagréable, lui nouait le ventre. L’appréhension était revenue.

Le hasard guida son errance vers une petite ruelle étroite et sombre, où, tout d’un coup, elle aperçut une petite silhouette sautillante qui, à son approche, se précipita sur le côté, comme pour se cacher. Ce mouvement attira l’attention de la Princesse et la tira de sa stupeur. Elle prit conscience du lieu où elle se trouvait, et reconnut Or El Hermanito, à moitié dissimulé dans la robe noire d’un homme au regard sombre et inquisiteur, un regard plein d’une autorité qui semblait lui intimer l’ordre d’approcher. Nou Na s’avança.

Les yeux, flamboyants et sévères, changèrent d’expression. Elle se figea. Une voix s’éleva, légèrement ironique :

_ Bien. Sors de là, Or, elle t’a vu. Tu devines qui je suis, Princesse ?

_ …

_ Bien vu. Je suis Jo El Supremo, le grand sorcier. Mais tu le sais déjà…

Le lutin, penaud, baissa la tête.

_ Ce que tu ne sais pas, reprit-il, c’est que je suis venu ici pour toi.

Il sourit. Or redressa la tête, avec une grimace qui se voulait rassurante. Le sorcier continua :

_ Toute cette foire – son geste englobait Alby la Rouge et bien au-delà – ne m’intéresse pas. Je n’ai pas besoin de me vendre et tous ces gens me fatiguent. Mais pour toi, Princesse Universelle, j’ai apporté quelque chose.

Toute sévérité avait disparu de sa voix et son regard était désormais bienveillant. Nou Na se détendit un peu. Jo sortit des plis de sa robe une main refermée sur un mystérieux objet.

_ Je te donne la pierre My. Attention, elle est douée d’une grande intelligence. Si tu y penses au bon moment, elle sera une précieuse alliée.

Il ouvrit sa main tendue. La Princesse, surprise, retrouva l’usage de la parole.

_ Un caillou ? Mais qu’a-t-il de si particulier ? Drôle de cadeau !

Elle soupesa l’objet, le secoua — pas de bruit — effleura du doigt la surface brune et polie, pleine de reflets. Un beau caillou, assurément ! Mais elle n’en voyait pas du tout l’utilité. Elle eut même l’idée de le frotter, mais aucun génie n’en sortit… Jo el Supremo sourit :

_ Patience… la pierre My possède un grand pouvoir, et tu ne tarderas pas à t’en apercevoir.

Perplexe, Nou Na rangea la pierre dans son panier, remercia le grand sorcier en s’efforçant de ne pas laisser paraître son incrédulité, et s’éloigna. « Il s’est moqué de moi, le vieux grigou, avec son sourire sarcastique ! Enfin, peu importe… Cherchons plutôt quelque chose à grignoter : je meurs de faim, moi ! »


Elle arriva ainsi au quartier des cuisines, et tomba en arrêt devant une petite enseigne peinte de couleurs vives, qui proclamait : « Sil Sy XX, le roi du pain ». Sous cette enseigne, baissant les yeux, elle trouva un étal garni de toutes sortes de pains, tous plus appétissants les uns que les autres. Elle n’en croyait pas ses yeux, ni ses narines, car la délicieuse odeur de toutes ces merveilles se répandait dans la rue comme un charme. Elle rit en songeant que c’était sans doute cette odeur qui l’avait attirée là, sans qu’elle s’en rende compte. Perdue dans sa contemplation, elle salivait d’avance, en promettant des délices à ses papilles, quand une voix juvénile et enjouée l’interpella :

_ Goûtez, Altesse, goûtez ! Vous ne serez pas déçue ! Pain à l’ail, pain aux noix, pain au tournesol, pain aux lentilles, pain au coquelicot, pain au miel, brioches au chocolat ou à la noix de coco… votre bonheur est sur cette table !

Surprise, elle releva la tête : un jeune homme, derrière l’étal, la regardait en riant. Etait-ce à cause de son émerveillement ou de son étonnement en l’entendant ? En tout cas, il se moquait joyeusement d’elle ! La gourmandise l’emporta sur le sentiment de sa dignité princière. Il avait l’air gentil et son étal était… divinement tentant !


Mais laissons Nou Na à son festin, et revenons au commencement de cette journée, à l’heure où s’éveilla le Royaume de Rêves.


Agamoi n’avait pu dormir. Mille et mille pensées tourbillonnaient dans sa tête, et son Miroir en était tout brouillé, constellé d’ébullitions et traversé de fulgurances. Dès que l’aurore parut, glissant son trait de lumière entre les volets de la tour, elle bondit hors de sa chambre et s’en fut réveiller Tom Tom.

Déjà la même aurore chatouillait les paupières du Prince et démêlait ses cils, mais, ensommeillé, il s’efforçait d’ignorer ces caresses et retardait le moment d’ouvrir les yeux. Peine perdue ! Un ouragan fit irruption dans la pièce, et, non content d’ouvrir grand les rideaux et les fenêtres, s’écria :

_ C’est l’heure ! c’est l’heure ! c’est le matin ! Dépêche-toi, nous allons être en retard !

_ Pas de risques… maugréa Tom Tom, hagard mais résigné.

Sachant que sa sœur ne lui laisserait aucun répit, il consentit à émerger de son sommeil.

La Princesse, accoudée à une fenêtre, vêtue seulement de la longue chemise blanche qu’elle enfilait le soir, humait à pleins poumons les dernières fraîcheurs de la nuit, et scrutait la fine ligne claire de l’horizon. Elle se retourna vers lui, rayonnante :

_ Tom Tom, regarde ! c’est aujourd’hui, c’est le matin !

Le regard maussade et embrumé du jeune homme s’attendrit. En ce vingt-deux juin, Agamoi allait sortir du Royaume pour la première fois. Son excitation était bien compréhensible… Tom Tom se redressa, parfaitement réveillé désormais, et rétorqua, comme si lui-même était levé depuis des heures :

_ Et alors ? Tu n’es pas encore habillée ?!!

Elle étouffa un cri, et fila.

Le Prince, demeuré seul, prit le temps d’étirer tous ses membres engourdis par une si courte nuit, et leur promit une sieste lors du voyage. S’approchant à son tour de la fenêtre, il fut surpris de la douceur de l’air, annonçant dès cette heure matinale une belle journée d’été. Il goûtait la quiétude de cet instant, lorsque survint une tornade faite de boucles brunes et de vert tendre : Agamoi encore, poursuivie cette fois-ci par la nourrice, qui courait après les rubans de la robe pour achever de les nouer. Il soupira, puis, devant le spectacle, ne put s’empêcher de sourire.

_ Restez tranquille, Princesse ! Comment voulez-vous que je serre ces nœuds si vous bougez sans arrêt ? Je vais mettre trois fois plus de temps…

L’argument fit mouche, et le cyclone redevint jeune fille, immobile et piaffant d’impatience. Tom Tom éclata de rire.

_ Touchée ! Tu es bien pressée, ma soeurette…

_ Et toi, mon cher frère, ne devrais-tu pas être en train de te préparer ? fit-elle, faussement naïve.

Deux grimaces plus tard, tous deux étaient fin prêts. La Princesse au Miroir arborait les couleurs fraîches, claires et riantes des prairies printanières, le Prince Ingénieux les reflets intenses et profond de l’insondable océan. Ils s’entr’admirèrent, et satisfaits, grimpèrent à bord de leur véhicule, l’un aidant l’autre en un geste alerte et plein de grâce. Ils riaient de jouer aux Altesses qu’ils étaient. Le carrosse s’ébranla aussitôt.


La Princesse ne cessa de babiller, si ce n’est pour pousser de grands soupirs de bonheur qui suffisaient à peine à exprimer toute sa joie et sa conviction : ce jour extraordinaire, incontestablement, ne pouvait qu’être le plus beau de sa vie. Elle ne laissa guère à son frère le loisir de se rendormir comme il l’avait projeté, mais fort heureusement, celui-ci n’en avait plus la moindre envie. Ils ne perdaient pas une miette des paysages qu’ils traversaient. Ils faisaient route vers le Nord, et le jour naissant étirait les ombres sur leur gauche, effleurant les bosquets, déshabillant peu à peu les collines de leur voile d’ombre.

Agamoi surtout dévorait le spectacle, s’emplissait les yeux, et son cœur exultait, plein à craquer. Le Miroir, qu’elle avait emporté à tout hasard, ne présentait plus qu’une surface éclatante, éblouissante à force de resplendir. Tom Tom, lui, savourait en silence, offrant au soleil ses bras et son visage déjà brunis par ses multiples expéditions.


Ils arrivèrent ainsi en vue d’Alby la Rouge. Le soleil était désormais derrière eux, et inondait d’une lumière crue le haut palais, forteresse élancée se découpant sur la profondeur d’un azur sans nuages. Ils eurent un frémissement, et se regardèrent, saisis tous deux d’une même ivresse. Sans un mot, ils sautèrent de leur carosse et se fondirent dans la foule. Main dans la main pour ne pas se perdre, tantôt portés, tantôt refoulés par les remous de cette marée humaine, ils franchirent d’un pas décidé la porte Sud.

La ville aux ruelles fébriles et aux murs surchauffés s’offrait à eux. Son effervescence les transporta de ravissement. Mille visages inconnus leur souriaient, mille spectacles arrêtaient leurs pas, tout était autour d’eux plaisant, enthousiaste et joyeux. La cité leur ménageait, au détour de ses rues, ses fascinantes surprises.

Ce fut d’abord le palais aperçu depuis la route qui se dressa soudainement devant eux. Impressionnés par ce fier monument, ils interrogèrent un musicien qui se trouvait là. Avenant et l’œil taquin, il chatouillait d’une main une mandoline posée en équilibre sur son ventre, tout en s’époumonant dans une trompette dont son autre main actionnait les pistons. Il les regarda, goguenard, et leur répondit en ces termes :

_ Mademoiselle, Monsieur le joli cœur, Guidi l’Embrouille, pour vous servir !

Puis prenant une voix sépulcrale :

_ Du haut de ce somptueux édifice, les siècles des siècles vous contemplent ! C’est le Palais de la Mémoire : chaque brique en est teinte des passions de différentes époques. Alby la Rouge se colore du sang des guerres et de la braise des révoltes…

_ Brrr…

Songeant à toute la violence concentrée dans ces murs, ils frissonnèrent, et s’éloignèrent. Guidi l’Embrouille éclata de rire et leur lança :

_ Allez donc sur les Lices du Sablier, ça vous requinquera !

Et, toujours aussi réjoui, il reprit son tintamarre.


Contournant les hauts contreforts de l’oppressant palais, Tom Tom et Agamoi débouchèrent sur une large allée bordée de haies foisonnantes et ponctuée de points d’eau, en un jeu de miroirs et de jaillissements. Le murmure serein des fontaines dissipa bientôt la légère angoisse qui les avait saisis. Au centre de cette allée trônait un gigantesque sablier de verre, dont le haut n’était pas fermé. Trois petites chouettes voletaient tout autour et se laissaient caresser par les passants, leur picotant tendrement les épaules de leur bec et de leurs griffes, tout en ululant une étrange chansonnette sans queue ni tête :


An, Fan, San,

pique et pique et floryam !


Agamoi, émerveillée, se retrouva très vite encerclée, et assaillie de marques d’affection de la part de ces créatures. Pour une raison inconnue, elles l’avaient manifestement adoptée. Tout en riant et en essayant de se protéger de leurs démonstrations d’amitié, elle fit connaissance. An était la plus vive, Fan était la plus douce, San était la plus drôle. Les trois chouettes entreprirent de lui raconter une ribambelle d’histoires toutes plus amusantes et attendrissantes les unes que les autres.

Pendant ce temps, Tom Tom contemplait, fasciné, le Sablier de l’Age du Monde. Il avait compris que chacun des grains de sable qui s’écoulaient représentait un infime instant, et son esprit s’ingéniait à multiplier les heures par les jours, les jours par les années, quand la Princesse vint interrompre ses calculs. Midi approchait, la faim se faisait sentir, et les chouettes proposaient de leur indiquer les meilleurs cuisiniers de la ville. Absorbé dans ses comptes, il déclina l’invitation. Agamoi la gourmande s’éloigna donc, escortée par ces trois petites Parques à plumes.

Le Prince resta seul, hypnotisé par l’écoulement perpétuel des grains de sable, et s’abîma dans une profonde méditation : pouvoir déterminer avec tant de précision l’âge du monde, était-ce plutôt réconfortant ou plutôt angoissant ? Mil neuf cent quatre-vingt-quinze Grandes Revoyures, délimitant des cycles de sept ans, cela donnait… Il s’aperçut soudain qu’on l’observait. Depuis combien de temps, il était bien incapable de le dire.

Les yeux se voyant vus se mirent à briller, et leur propriétaire, un petit lutin brun que nous connaissons bien, s’approcha en sautillant.

_ Bonjour, Prince Tom Tom !

Or El Hermanito, car c’était lui, s’esclaffa devant l’air franchement ébahi du jeune homme. Celui-ci, qui commençait à trouver qu’on se moquait beaucoup de lui dans cette histoire, esquissa une attitude offensée, surtout pour se donner une contenance vis-à-vis de l’assistance. Un coup d’œil à la ronde lui apprit que la dite assistance se désintéressait totalement de lui. Il songea qu’après tout, il était encore plus ridicule en faisant semblant de ne pas l’être.

_ Je comprends ta surprise, Altesse…

Le lutin se présenta, et entreprit de le mettre à l’aise. Tout en babillant, il l’entraîna dans un dédale de ruelles où Tom Tom, tout-à-fait fasciné par son joyeux compagnon, ne songeait même pas à prendre des repères.


Cher lecteur, chère lectrice, toi qui as reconnu Or El Hermanito et qui sais sa mission, tu peux sans peine imaginer à quoi mena cette amicale conversation. Aussi allons-nous abandonner le Prince Ingénieux face à son mystère, que nous découvrirons certainement en temps voulu, et rejoindre la douce et naïve Agamoi, guidée par ses trois chouettes.


La Princesse au Miroir marchait donc au milieu de la foule, et pouvait constater, non sans un plaisir assez enfantin, que son escorte ne passait pas inaperçue. Lorsqu’elle fut arrivée aux quartiers des cuisines, tous les étals lui faisaient signe, garnis de mille et mille denrées incroyablement alléchantes. Mais les chouettes veillaient et ne s’arrêtaient pas, elles revenaient sur leurs pas – si l’on peut dire – chercher la gourmande qui s’attardait, la tiraient, la poussaient, l’entraînaient vers un but – apparemment – bien précis.

Devines-tu, lecteur ?

Tout à coup, devant une montagne de pain, An, Fan et San lâchèrent leur protégée et se précipitèrent sur une inconnue qui se trouvait là, lui infligeant les mêmes marques d’affection piquantes qu’elles avaient prodiguées à Agamoi.


Celle-ci, un peu surprise, dévisagea l’inconnue, qui mordait à pleines dents dans une brioche dorée. La bouche pleine, elle salua la nouvelle venue d’une mimique comique, à mi-chemin entre un « bonjour » et un « si tu veux bien attendre que j’ai fini ma bouchée… »

Agamoi répondit d’un sourire et se tourna vers l’étal. Le jeune et charmant boulanger qui se tenait derrière l’accueillit comme il avait accueilli Nou Na, en vantant les délices de sa merveilleuse marchandise. Bien qu’immédiatement conquise, elle ne savait que choisir, tant tout lui semblait exquis. Ce que voyant Sil Sy, vingtième du nom, prit les choses en main :

_ Vous hésitez, Altesse ? Permettez-moi de vous conseiller ! Je vous suggère ce pain au coquelicot, rond et blond comme les blés, à la saveur délicate et sucrée. Il sort tout juste du four, vous m’en direz des nouvelles ! Et tenez ! comme vous m’êtes sympathique, je vous offre en prime ce coquelicot qui ira à merveille avec votre ravissante toilette !

Jamais jeune homme n’en avait autant dit à Agamoi. Elle en fut toute intimidée et, troublée, elle prit le pain qu’on lui tendait. Elle l’approcha de ses lèvres et…

Le pain était chaud et croustillant, la mie, couleur crème, fondante et odorante. Un régal. L’une des trois chouettes s’était emparé du coquelicot sorti de nulle part et s’évertuait à le fixer dans la chevelure de la jeune fille. Sil Sy XX contemplait non sans fierté les deux adorables Princesses qui faisaient honneur à son talent. Cependant un détail le chiffonnait.

_ Je vous prie de m’excuser d’interrompre votre collation, délicates Altesses, mais vous devriez dire à ces chouettes d’être plus discrètes. Chacun sait ici qu’elles raffolent des objets magiques, et il ne faudrait pas qu’elles attirent sur vous l’attention des Pirates…

Très surprises, les deux jeunes filles s’entre-regardèrent, pleines de curiosité. Elles se penchèrent l’une vers l’autre pour mieux s’écouter, chacune croyant que l’autre allait dire quelque chose, et attendirent, bouche ouverte, les oreilles dressées, le regard en éveil… Un instant s’écoula, attentif et suspendu, puis elles comprirent, et le même sourire éclaira leur visage. De cette étincelle de connivence naquit une indéfectible amitié, et une confiance qui ne vacilla jamais.

C’est sur ces entrefaites qu’arriva Tom Tom, passablement troublé par la rencontre qu’il venait de faire. Mais ni l’une ni l’autre ne le remarqua : elles étaient trop occupées à se sourire béatement ! Il se jeta sur un pain aux noisettes et entreprit de le dévorer avec autant d’énergie que d’efficacité, et, à l’adresse de Sil Sy XX qui le dévisageait les yeux écarquillés de surprise, il grommela une vague excuse entrecoupée de borborygmes. Le jeune boulanger répondit d’un sourire éberlué mais courtois, et le Prince éprouva une légère honte de sa voracité. Il s’efforça d’avaler l’énorme morceau qu’il avait engouffré dans sa bouche, et de faire preuve d’un peu plus de savoir-vivre.

Agamoi retrouva alors le sien , et eut l’immense plaisir de présenter son frère à sa nouvelle amie. Tom Tom, devant la la beauté de Nou Na, qui n’avait d’égal que le charme d’Agamoi, lequel n’exerçait sur le jeune Prince qu’une fascination modérée, Tom Tom en resta bouche bée. Il rougit, blêmit, verdit, se dandina et balbutia un « Enchanté » confus et un peu trop empressé. Puis, comme pris d’un besoin subit, il entraîna sa sœur à l’écart et lui fit sortir son Miroir.

_ Agamoi, ma sœurette, ne vois-tu point d’amour ?

_ Non, Tom Tom, je ne vois que toi, moi et nos émois qui miroitent en ce miroir…

_ Tu es sûre qu’il n’y a pas un peu d’amour, là, du côté de…

son menton pointa vers l’étal où les attendait Nou Na, intriguée mais souriante.

_ Non. Désolée, petit frère… Par contre…


Ayant achevé leur festin et rassasié leurs papilles, les trois jeunes gens résolurent de passer ensemble le reste de la journée. Ils prirent congé de Sil Sy XX en l’accablant de remerciements. Le boulanger ne les laissa pas partir sans donner à chacun trois petits paquets bien emballés : prometteuses provisions… Ils remercièrent encore et s’éloignèrent, toujours escortés par les trois chouettes.

La journée s’avançait, la chaleur se faisait plus pesante, et les ruelles étroites et fraîches fourmillaient de monde. Sur les allées écrasées de soleil, la foule était plus clairsemée, mais restait très animée, car des troupes de comédiens, de danseurs et d’acrobates avaient investi les fontaines et improvisaient en batifolant dans l’eau, ce qui suscitait autant de rires et de cris que d’éclaboussures. Nos héros, qui, rappelons-le, n’avaient pas seize ans, se mêlèrent à ces jeux avec un enthousiasme euphorique, ils coururent et crièrent et sautèrent et cabriolèrent et se poursuivirent en jouant à cache-cache avec les jets d’eau.

Puis, fourbus et à bout de souffle, ils s’écroulèrent tous les trois dans un recoin et s’abandonnèrent à leur fou rire. De temps en temps, ils se calmaient et reprenaient leur respiration, mais dès que leurs regards se croisaient, un irrésistible frémissement trahissait l’un d’eux, et le rire se propageait aussitôt, chaque éclat redoublant la joie des deux autres. Ils en avaient les larmes aux yeux et les joues douloureuses.

Peu à peu, leur excitation s’apaisa. Epuisés mais ravis, leurs yeux s’agrandissaient et pétillaient de tendresse et d’intelligence. Quelques heures à peine avaient noué entre eux une complicité de très très très vieux amis, qui ne devait que se fortifier par la suite.

Quelques instants plus tard, ils erraient de nouveau dans les ruelles, vers des endroits moins fréquentés. Ils marchèrent, marchèrent, marchèrent, tout en se racontant les mille et un détails de leur existence. Nou Na ne s’était jamais sentie aussi proche, aussi en accord avec quelqu’un, ni avec sa famille, ni avec les membres de la cour, ni avec aucun de ses prétendants. Quant à Tom Tom et Agamoi, il leur poussait une troisième sœur. Tom Tom avait fini par donner raison au Miroir magique : cette Princesse-là, une fois surmonté le trouble de la rencontre, n’éveillait pas en lui les élancements de l’amour ; mais quelle fascinante amie ! Agamoi tantôt trottait derrière eux pour les rattraper – ils allaient vite sur leurs grandes jambes – tantôt à leur hauteur, entre eux deux, leur prenait le bras pour les forcer à avancer d’un même pas. Les échos de musique qui leur parvenaient donnaient à cette promenade l’allure d’une marche triomphale, d’un morceau de rêve où tout aurait été parfait.


Mais ils s’aperçurent soudain qu’à tant vagabonder, ils avaient fini par se perdre, et, à force de tourner, la fatigue les gagna. Ils eurent tout à coup conscience de leur solitude. Les chouettes, qui auraient pu les guider, les avaient abandonnés quand ils s’étaient mis à jouer sur les allées, trouvant cette agitation trop bruyante. Il n’y avait plus âme qui vive dans ces rues où le soleil avait du mal à se frayer un chemin. Un chat au pelage fauve montra son museau, les dévisagea un instant, puis traversa comme une flèche et disparut entre deux murs de brique. Ils essayèrent de s’orienter, mais aucun ne désignait la même direction. Ils étaient seuls au monde.

_ Dans cette ville, aujourd’hui, c’est étrange de ne trouver personne, fit remarquer Tom Tom.

Nou Na acquiesça. Agamoi ne disait rien, pas du tout rassurée. Toutes deux pensaient aux propos de Sil Sy sur les pirates. Aucune n’en dit mot, de peur, un peu superstitieuse, de provoquer leur apparition.

_ On n’entend même plus les rumeurs de la fête, soupira Tom Tom.

Soudain, Agamoi fit un bond et poussa un cri perçant : « Là ! quelque chose a bougé ! une petite silhouette, comme un lutin ! » Tom Tom et Nou Na se redressèrent, pleins d’espoir tout à coup.

_ Il faut… Il faut le rattraper ! C’est peut-être… Or El… Or El Hermanito !

Agamoi les regarda tour à tour non sans une certaine stupéfaction :

_ Or el quoi ?

_ Or El Hermanito... Un lutin… Gentil… En tout cas il pourrait nous aider… Nous montrer le chemin…

Tout en parlant tous les deux à la fois, ils empoignèrent, d’un même mouvement, chacun une main d’Agamoi, et se mirent à courir en criant : « Rattrapons-le ! »

La silhouette, alertée par leurs cris, semblait les attendre. Le Prince fut déçu : ce n’était pas Or El Hermanito. Le sang de Nou Na ne fit qu’un tour. C’était bien un lutin, mais celui-ci était blond. Ils s’arrêtèrent, essoufflés, et seule Agamoi s’avança.

_ Petit lutin, nous nous sommes perdus. Peux-tu nous indiquer un chemin pour revenir vers la civilisation ?

_ A ton service, Altesse Agamoi !

Interdite, la Princesse se retourna vers ses compagnons qui haussèrent les épaules. Eux avaient appris qu’ils ne voyageaient pas incognito.

_ Qui es-tu ? Comment sais-tu mon nom ?

_ Je m’appelle Ki Le Spécieux : je soigne mon apparence mais nul ne sait qui je suis vraiment. Et ton nom, je le sais parce que…

Il jeta un coup d’œil aux deux autres, qui spontanément se mirent à regarder ailleurs, s’intéressant de fort près, l’un à l’architecture, l’autre au pavement de la rue. Ki entraîna Agamoi par le bras.

_ Vous, suivez-nous, mais de loin !

Puis il reprit, plus bas, à l’intention de la Princesse : « parce que je suis chargé d’énoncer ton mystère. »


A quelques pas en arrière, Tom Tom et Nou Na échangeaient leurs expériences, leur inquiétude, leur impuissance.


Pendant ce temps, dans un autre quartier de la ville, Jo El Supremo fulminait.

_ Je t’avais dit, hermanito de misère, de les trouver tous les trois !!!

_ Mais, Jo, je n’ai pas eu le temps ! et puis An, Fan et San aussi les ont perdus !

_ Ah, vous… vous non plus, je ne vous félicite pas !

_ On ne pouvait plus les suivre ! protesta An.

_ Ils couraient dans tous les sens ! renchérit Fan.

_ Ils nous ont trempées comme des soupes ! s’indigna San.

_ ASSEZ ! tonitrua le sorcier.

Les chouettes tressaillirent et cessèrent illico de se lustrer les plumes. Or, instinctivement, se recroquevilla dans une carapace, hélas pour lui, imaginaire. « Vous avez failli tous les quatre ! Vous n’êtes que des bons à riens ! Et vous, quand votre maîtresse saura comment vous manquez à votre mission, elle vous fera empailler ! Sa colère sera terrible ! Désormais et grâce à vous, le mystère d’Agamoi nous échappe, et elle est à la merci de ce Ki dont nul ne sait qui il sert ! S’il leur arrive quoi que ce soit, malheur à vous, misérables créatures ! Et ça vaut aussi pour toi !!! » hurla-t-il soudain en voyant le lutin plein de compassion pour les trois chouettes.

_ Calme-toi, Jo, mon ami, fit soudain une voix suave surgie de nulle part.

_ Mais… mais Flor, ma si belle, ils ont abandonné la Princesse au Miroir, aux mains peut-être des pirates !

_ Nous veillons sur les deux autres, mon ami… N’oublie pas que la Princesse Universelle a ma pierre My, et que tu as donné au Prince Ingénieux l’Elixir de Lucidité ! Agamoi, elle, a son Miroir : ils peuvent très bien réussir, s’ils sont dignes des espoirs que nous mettons en eux.

An, Fan, San et Or El Hermanito, infiniment soulagés, s’étaient massés d’un même mouvement à l’endroit d’où semblait provenir la voix. Flor était une fée extrêmement sage et puissante, mais un enchantement avait fait disparaître son corps et ne lui avait laissé que la parole. Jo grommela mais se laissa apaiser par cette vieille amie.


Cependant l’heure du mystère avait sonné pour Agamoi :

Toi qui viens là pour la première fois

Si tu comptes régner un jour

Sache d’abord régner sur toi !

Sonde ton cœur et réponds sans détours :


Peut-elle voir le monde celle qui se noie dans le Miroir ?


Elle n’eut pas le temps de protester. Un épouvantable juron retentit derrière eux, poussé par Tom Tom qui, tout ingénieux qu’il fût, venait de trébucher sur un pavé.

_ Trébucher, trébucher… maugréa-t-il. Je vais leur montrer, moi, si je trébuche !

_ C’est pourtant bien ce qui vient de t’arriver ! le taquina, Nou Na, amusée.

Il ronchonna de plus belle. Ce que ne pouvait pas savoir Nou Na, tout comme d’ailleurs l’identité de ce « leur », et qui rendait le Prince si furieux, c’est que ce mot de « trébucher » figurait, et en bonne place, dans l’énoncé de son mystère, qui se rappelait ainsi cruellement à sa mémoire.

Ki Le Spécieux n’avait pas menti : quelques instants plus tard, ils virent surgir devant eux les sombres murs du Palais de la Mémoire. Guidi l’Embrouille avait disparu, remplacé par trois jongleurs vêtus d’un costume noir, orné de boutons dorés et de croix brodées au fils d’or. Le lutin les salua et fit les présentations :

_ Torf, Neb et Vlin. Sous leur déguisement de respectables officiers, ce sont de vrais compagnons. Je te défie, Prince, de te mesurer à leur esprit, ajouta-t-il, un éclair de malice dans les yeux.

_ Tu leur fais visiter, Ki ? interrogea le dénommé Torf avec un haussement d’épaule en direction de l’édifice.

_ Seulement si Leurs Altesses le désirent…

Leurs Altesses avaient des avis partagés. Les uns se souvenaient des explications données par le musicien et n’avaient pas très envie de pénétrer dans un endroit aussi sinistre, mais Agamoi voulait suivre Ki, et Tom Tom se sentait encouragé par la présence des trois garçons pour qui il s’était senti une immédiate et inexplicable sympathie ; la troisième reconnaissait la majestueuse silhouette qui avait attiré son regard le matin et elle était dévorée par la curiosité, mais elle ne faisait pas confiance à Ki Le Spécieux.

Finalement ce fut la fascination exercée par ces hautes murailles de brique rouge qui l’emporta : ils suivirent le lutin à l’intérieur du Palais de la Mémoire.


Il les fit pénétrer dans une vaste salle sombre dont les voûtes vertigineuses imposaient le silence. D’immenses piliers sculpturaux soutenaient les arches, ogives élancées, lignes inaccessibles. Tout était peint : les plafonds d’un bleu roi profond, parsemé de fleurs de lys comme des étoiles, et les murs d’une horrible fresque aux couleurs oppressantes, représentant des corps à peine humains, comme tordus et déformés par la douleur, livrés aux flammes et aux supplices. Saisis par la gravité et l’impressionnante majesté du lieu, ils se turent, pris d’un soudain recueillement.

Peu à peu, l’un après l’autre, ils risquèrent un pas mal assuré, puis un autre, et s’approchèrent prudemment des renfoncements situés de part et d’autre de la salle. Ki les avait laissés s’imprégner de cette atmosphère. Les voyant sortir de leur immobilité, il les rejoignit et entreprit de leur raconter les secrets de chaque paroi, de chaque colonne, de chaque coin de mur. Des histoires sanglantes et tragiques avaient déposé leur trace, sous la forme d’une gravure, d’une plaque de marbre, d’une pierre marquée, d’un autel, d’une sculpture, d’une bougie, et même d’un anneau scellé dans une dalle du sol froid et poli par des millénaires d’usure.

_ Qu’y a-t-il là-dessous ? questionna Tom Tom dont les yeux brillaient, attisés par le mystère.

_ Je ne peux vous le dire, mais… je peux vous le montrer !

Et en un clin d’œil, il avait soulevé la dalle et découvert une trappe béante où se discernait à peine une sorte de crypte éclairée par des flambeaux, qui se prolongeait en un couloir qu’on devinait mais dont on ne voyait pas le bout.

_ Après vous, Altesses !

_ Vous voulez… descendre là-dedans ? bredouilla Agamoi, nettement moins téméraire que son frère, dont les jambes avaient déjà disparu dans le trou !

Nou Na, malgré sa peur, décida de jouer les aventurières et lui emboîta le pas. Agamoi, qui redoutait plus que tout de se retrouver toute seule, se résigna et les suivit. Elle n’eut pas plus tôt touché le dernier barreau de l’échelle que dans un bruit assourdissant, la dalle se referma brusquement au-dessus de sa tête. Stupéfaits, ils contemplèrent le plafond, incrédules, et c’est alors qu’ils entendirent, étouffée mais bien distincte, la voix sardonique de Ki Le Spécieux : « Bonne visite, Altesses ! Vous pouvez toujours tourner, toutes les issues sont verrouillées ! Cette crypte sera votre tombeau ! »


Enfermés, bloqués, coincés, piégés comme des rats… Tom Tom piétinait de rage et maudissait sa maudite curiosité, Agamoi pleurait, et Nou Na sentit de nouveau son ventre se nouer. Ils explorèrent la cavité, frappèrent contre toutes les parois qui, toutes, rendirent le son mat de murs très épais. Enfin ils se risquèrent dans le corridor qu’ils avaient aperçu d’en haut. Ils butèrent sur une porte de chêne massif, dépourvue de poignée comme de serrure mais sertie d’énormes clous rivant de larges barres métalliques. D’abord ils se jetèrent dessus de tout leur poids, l’un après l’autre puis tous ensemble, mais en vain. Ensuite ils cherchèrent une prise, un endroit où glisser un doigt, un ongle, pour tirer, pousser, ou du moins ébranler cette porte, et c’est ainsi qu’en sentant du relief sous la poussière, ils découvrirent l’inscription.


D’un chêne aussi ancien que les nuits pleines d’ombre

Voici l’unique clef de mes veines profondes :

Deux chiffres seulement dans l’infini des nombres

Suffisent à graver en moi l’Age du Monde.


Tels étaient les mots qu’ils purent déchiffrer, quand ils eurent transformé les manches de leurs beaux habits en chiffons à poussière… Interloqués, ils échangèrent des regards perplexes. Ça avait tout l’air d’une énigme mais le mystère semblait impénétrable. Pendant que Tom Tom et Agamoi se creusaient la cervelle, Nou Na, baissant les bras, décida de se reposer et s’assit à même le sol. Agamoi, vaincue, ne tarda pas à l’imiter.

Soudain Tom Tom poussa un cri de triomphe qui les fit sursauter, et se mit à débiter des formules mathématiques, à une vitesse telle que les deux jeunes filles n’y comprirent absolument rien. Pressentant cependant qu’il avait trouvé quelque chose, elles l’interrompirent : pouvait-il s’expliquer plus clairement ? Il s’exécuta et reprit sa démonstration, mais elles étaient l’une et l’autre trop excitées, trop fatiguées, trop énervées pour fixer leur attention sur la moindre abstraction.

_ C’est pourtant simple ! s’emportait Tom Tom. Mil neuf cent quatre-vingt-quinze Grandes Revoyures, multiplié par les sept années qui les séparent, ça fait deux mille moins cinq fois dix moins trois, vingt-mille moins six mille moins cinquante plus quinze ce qui donne treize mille neuf cent soixante-cinq ans. Déjà c’est un multiple de cinq, deux mille sept cent quatre-vingt-treize, divisé par sept : trois cent quatre-vingt-dix-neuf, divisé encore par sept : cinquante-sept. 57 x 5 x 7 x 7. Deux chiffres, l’âge du monde !

_ Tu es sûr de toi ?

_ Vérifiez si vous voulez !

Ensuite se posa un problème technique : comment graver sur la porte ce brillant résultat ? Chacun fouilla. La pierre My ? Trop lisse. Le Miroir ? Il aurait fallu le briser : c’était briser aussi le cœur de sa propriétaire. Tom Tom, en vidant son baluchon, tomba sur le paquet offert par Sil Sy XX et le soupesa amoureusement, ses mains épousant sans y penser la rondeur des pains qui s’y trouvaient. Soudain… aïe ! Une fois de plus, il trébucha sur la réalité, ou plutôt il s'y piqua : le bout, délicat et sensible, de son index venait de rencontrer la pointe acérée d'une épingle à nourrice qui maintenait le torchon et qui s'était – malencontreusement ? - ouverte.

Pour une fois sa malchance devenait chance ! Son doigt lui faisait atrocement mal, mais il avait trouvé le stylet qui les sortirait de là ! Nou Na fut chargée de la gravure. Tom Tom grimaçant de douleur lui répéta et lui fit répéter quinze fois ce qu'elle devait écrire ; leur nervosité avait décuplé. Nou Na, sous le regard vigilant des deux autres, prit l'épingle et appuya doucement, prudemment, précautionneusement, la pointe sur le bois. La porte tressaillit, les jeunes gens sursautèrent.

_ Vas-y Nou Na ! Écris ! souffla l'une.

_ 57 x 5 x 7 x7 ! rappela l'autre une fois de plus.

Elle s'exécuta. La porrte semblait écouter, être attentive, se tendant et se détendant au fur et à mesure que les chiffres s'inscrivaient, tracés fins et à peine visibles, à la surface du chêne. Lorsque ce fut fini, un brusque tremblement l'ébranla, l'espace d'un instant, puis elle s'immobilisa. Ils en restèrent pétrifiés.


Tour à tour, ils s'approchèrent, observèrent, vérifièrent, du bout des doigts, leur formule manifestement refusée, et pour finir se regardèrent, consternés. Ils recommencèrent le calcul, posèrent les opérations en traçant les nombres dans la poussière du sol. C'était juste.

_ Peut-être qu'elle la veut dans l'ordre ? murmura timidement Agamoi.

_ Dans l'ordre ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

_ On n'a pas cherché à mettre les nombres dans l'ordre, on les a mis comme on les a trouvés.

_ Tu veux dire... (Nou Na considérait le résultat que Tom Tom avait soigneusement encadré par terre) mettre les cinq d'un côté et les sept de l'autre, par exemple ? 5 x 57 x 7 x 7 ?

_ Oui, ou alors... je pensais plutôt à quelque chose d'équilibré, une symétrie, ou une alternance : 7 x 57 x 5 x 7, ou 7 x 5 x 7 x 57...

Tom Tom qui, accroupi devant son travail, n'écoutait que distraitement, recalculant mentalement dans tous les sens, cherchant autre chose, releva la tête vers sa soeur, et jeta sur elle un long regard chargé d'une telle intensité qu'elle finit par détourner les yeux, sans comprendre.

_ Nou Na ! Reprends l'épingle ! 57 x 7 x 7 x 5 ! s'écria-t-il avec une autorité inattendue.

La Princesse obtempéra. De nouveau la porte s'ébranla. Ils retenaient leur souffle. Un brusque craquement se fit entendre, suivi de grondements plus sourds et plus lointains. La porte pivota, laissant tout à coup affluer les relents nauséabonds d'un souterrain creusé à même la roche humide, noire, et suintante.


_ C'est la seule issue, déclara crânement Thomas.

Nou Na grimaça. Agamoi promena un regard plutôt dubitatif de l'un à l'autre, de l'autre à l'ouverture béante, de l'ouverture à son cher frère. Un dernier coup d'oeil vers la crypte acheva de les convaincre.

L'un après l'autre, ils s'enfoncèrent dans les ténèbres.




À suivre...