L'été, je bois. J'ai passé mon enfance sur la mer, et jamais je n'ai eu si soif que sur cette immensité salée. C'est là que j'ai pris l'habitude d'engloutir sept à dix litres d'eau dans la journée. Les matelots étaient furieux, eux qui se désaltéraient toujours avec parcimonie.... Mais que voulez-vous, moi, Boy, j'étais le fils naturel de Sir Walter, et ce n'était un mystère pour personne.

Cet été-là, j'avais neuf ans, et pour une fois je n'étais pas le seul passager. Mon père, qui me tenait rigoureusement à l'écart de sa famille – d'où ces perpétuelles croisières sur les fiers navires de la prospère Swift & Scott & Scott & Swift & C° – m'avait jugé en âge de recevoir une autre éducation que celle, si profitable pourtant, de la mer et des marins. Il avait donc engagé un précepteur, une sorte d'homme jeune, pâle et tout de noir vêtu, dont l'œil sévère devait interrompre si souvent mes jeux d'enfant dans les cordages...

Ce triste sire, conformément aux instructions de mon père, m'enseigna le Grec, le Latin, l'Histoire, la Géographie, la Géométrie et l'Arithmétique, lors d'interminables leçons qui me séquestraient dans ma cabine – jamais la sienne, strictement interdite à tout autre que lui. J'y avais pourtant aperçu, d'un bref coup d'œil, d'étranges instruments. Vision fugace et fascinante qui allait déterminer mon existence !

Notre périple se déroulait sans encombre, nous étudiions, mon imagination déployait des trésors en tentant de deviner ceux qu'il dissimulait, et je buvais toujours. Nous venions de franchir le détroit de La Pérouse, puis celui de Corée, et nous longions la côte vers notre prochaine étape : Namp'O.

Lorsque nous accostâmes, mon précepteur, par extraordinaire, se joignit aux marins qui allaient s'enivrer sur le port. Encore plus extraordinaire, j'obtins la permission de l'accompagner. Autant vous dire que je vis certaines choses... que je n'étais certainement pas censé voir. Mais je n'étais pas au bout de mes surprises.

Les matelots avaient compté sur l'alcool pour garantir mon silence sur leurs divers trafics. Comme à l'accoutumée, je ne bus que de l'eau, et tout autant que d'habitude, à tel point que patron et clients n'en croyaient pas leurs yeux, et déjà la rumeur du « buveur d'eau » enflait de table en table. Mon précepteur, voyant que j'attirais un peu trop l'attention, préféra me ramener à bord.

Il me poussa dans sa cabine, et tandis que j'écarquillais les yeux pour voir les mystérieux objets entassés dans des recoins, il me tint un discours autrement passionnant.

« Tu présenteras mes excuses à Sir Walter, ma mission s'arrête là. Mais si tu suis scrupuleusement mes instructions, tu seras digne de lui, et il n'oubliera pas de sitôt l'épopée du « buveur d'eau » ! J'ai à faire à Pyongyang, ce qui signifie que demain, dès l'aube, à l'heure où pâlissent les vagues, je partirai. Comme je ne peux pas tout emporter, Boy, je te lègue mon secret.

« Moi aussi, vois-tu, j'ai eu un père, immensément riche, le Comte de Monte-Cristo. Depuis sa mort, j'ai tout ausculté, et le mystère de sa fortune est là, sous tes yeux. »

Il étala des documents, se lança dans un récit prodigieux, et m'expliqua, un à un, l'usage de tous les instruments. Il s'assura que j'avais compris, puis me congédia :

« Je dois dormir. Attends l'aube maintenant. »

Moi, je ne dormis pas. Je regardai blanchir l'écume et l'horizon pâlir. Je contemplais la mer, les poings serrés sur l'avenir, et songeant en silence à la promesse de l'aube, je m'enivrais d'espoir.