Ma grande petite fille

J'avais bien envie de te dire tout ce que j'avais sur le coeur, mais on ne m'en a pas laissé le temps.

Je suis celle qui a habillé tes poupées de tricots de couleurs, celle qui t'a appris à les confectionner toi-même avec de petites grosses aiguilles, courtes pour ne pas trop peser dans tes petites mains, 4 ou 4 et ½ pour avancer plus vite et que les mailles ne soient pas trop serrées. Tu t'y plaisais, au coin du feu, à jouer les mamies de sept ans.

Je suis celle qui t'a brodé deux fois l'abécédaire, d'abord à gros dessins pour que tu l'apprennes, et tu as dévoré les lettres et les mots dès que tu les a sus. On t'a vue solitaire oubliée dans des pages d'où pour te repêcher il fallait t'appeler trois ou quatre fois. Le second, bien plus tard, tu l'as voulu bleu sur une toile écrue. Fait de fins points de croix, il s'est fait enveloppe, pour un coussin qui décore ta chambre. Tu louais ma patience et ma persévérance, toi qui as mis cinq ans à terminer le tien. Je suis celle qui t'a montré les herbiers et la généalogie, celle qui t'a chargée de rédiger dans les cahiers le reportage de la journée à la montagne.

Je suis celle qui quand tu as glissé dans le pré t'a donné des kiwis pour te faire guérir, toi qui n'aimais pas le fromage. Je te les ai resservis des années durant, ces kiwis, jusqu'à ce que tu me dises adolescente que tu n'en voulais plus.

Je suis celle qui t'a offert un voyage à Paris et une grosse croix de vie du Louvre, que tu as très longtemps portée, elle t'était talisman. Le lendemain nous avons dû rentrer, le voyage écourté, et tu ne m'avais jamais vue pleurer.

Je suis celle qui le lendemain d'un autre soir où tu avais serré la même petite croix, en espérant que nos silences ne veuillent pas dire ce qu'ils signifiaient, t'a ramenée toi et ton frère, à votre mère sans maman. Je suis celle qui a tenté de te dire qu'on n'a qu'un seul père et qu'on le perd trop tôt.

Je suis celle qui t'a accueillie toi et ton frère sous un toit que tu ne voulais pas parce que tu refusais d'avoir perdu ce qui faisait le tien. Je t'ai alimentée en provisions pour l'internat faute de pouvoir faire mieux.

À tes dernières visites je n'alimentais plus personne, c'était moi qu'on alimentait. Qu'on changeait. Et tu étais incapable de me dire le moindre mot, et ce « on » trop présent t'empêchait de me dire au revoir.

Je suis celle qui t'a poussée vers un concours que tu t'es efforcée d'avoir parce que je serais fière de toi, mais la vie était en retard, ou la mort en avance, et je ne l'ai pas su.

Grand-mère