Loup
amazone jeu 21 fév 2008, 00:56 Le Fabuleux Destin d'Aglaë Poussin
C'était un soir de pleine lune[1]... Elle aurait pu, elle aurait dû s'en douter. Ironie du sort, elle avait même invité une camarade, quelques heures plus tôt, à admirer sa rotondité, sa blancheur, le bel éclat de Séléné tout entière éclatante.
C'était donc pleine lune. Vingt-trois heures cinquante-trois. Qui pouvait bien frapper à cette heure tardive ?
Sur quelle surprise allait-elle tomber ? Elle hésita, mais la curiosité la plus forte... et puis à sa décharge, elle avait oublié que ce fût pleine lune.
A cette heure et ce soir-là, ce ne pouvait être que lui, se dirait-elle plus tard, à nouveau seule. Loup était à sa porte, et n'attendait qu'un mot, qu'un geste, pour fêter les retrouvailles. A peu près vingt mois d'absence mais qu'importe. Pour compter ses amis, on oublie l'heure et les calendriers.
Loup était de passage, entre la mer et l'océan, entre l'orient qui l'avait formé et l'occident qui l'attendait. Elle lui fit lire un beau poème, celui de Baudelaire. Il l'apprécia. Ils burent l'infusion chaude dans les fauteuils près de la fenêtre, sous l'œil vigilant de la cathédrale éclairée.
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets ;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ;
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs éternels, O frères implacables !
Il voulut savoir si elle était heureuse. Elle dit oui. Elle voyait trop bien que Loup s'insinuerait dans sa faiblesse s'il en découvrait une. Alors elle gomma les interstices, et Loup comprit sur quel registre se tenir. Ils finirent par rire, d'être là après si longtemps.
Loup était fatigué. Les chagrins, et peut-être d'autres choses, avaient bouffi ses joues et cerné ses yeux. Elle reconnaissait mal le souvenir d'un homme jeune et vigoureux. Même le regard avait changé, adouci, amolli ?
Elle le retrouva le lendemain, lorsqu'il repassa pour le thé. Le regard noir et fourmillant qui la renvoyait aussitôt loin loin loin dans des rêves d'océanographie collégienne. Incroyable comme ce Loup semblait le double adulte, y compris pour la mer, d'un Aymeric d'adolescence... Comme il partait, peut-être loin, peut-être pour longtemps, elle lui offrit les Fleurs du Mal. L'un de ses trois exemplaires, mais le premier, celui dans lequel elle avait découvert son poème à elle, celui qui s'ouvrait tout seul à la page 108.
Puis la porte se referma sur Loup, et resta le désordre dans l'appartement. C'est toujours un livre de moins, se dit-elle.
Commentaires
superbe histoire … j'adore
autobio ?
Une éclipse ?
@ Gaeti : héhé... et si on laissait le goût du mystère ? Cela va bien à notre personnage, non ?
@ Toncrate : en tout cas, Loup s'est éclipsé, ça c'est sûr ! J'ai regretté, si j'avais vu plutôt qu'il y avait éclipse, je me serais organisée (et je n'aurais pas écrit si tard)... L'as-tu vue ?
Nan ! Tout plein de nuages dans le ciel et dans les yeux. A rin vu du tout !
Miroir de ton âme,
Contemple la mer
Qui déroule en lame
Son esprit amer.
Plonge en son image
Les yeux où ton coeur
Se distrait sauvage
À plainte et rumeur.
Au fond des abîmes
Vous êtes discrets.
Qui connaît, intimes,
Vos riches secrets ?
Lutteurs d’innombrables
Siècles sans remord,
Tous deux implacables
Combattez à mort.
Sélénet pour Agaagla & Loup, de circonstance puisque c'est pleine lune. Dans la V.O., Baudelaire écrit "remord" sans "s", licence au nom de la liaison supposée (en prosodie baudelairienne, "mort" au singulier ne peut rimer avec "remords").
(1) Sur la forme sélénet, cf. robert.rapilly.free.fr/in...
@ Toncrate, toute la beauté est dans le voile, qui suggère sans donner... n'est-ce pas ? Bon, espérons que ce sera mieux la prochaine fois ! (et qu'on me prévienne plus tôt !)
@ Bbt : j'adore ton sélénet ! je n'avais pas compris le nom de cette forme, et je l'aime beaucoup. Donc si j'ai bien compris, cela peut se chanter ? Les mots de Baudelaire sur ''Au clair de la lune'', voilà qui va faire hurler les puristes... (gniark gniark)
Plus sérieusement, ta réécriture me plait infiniment... et me donne des idées...
Merci pour tes passages ici, toujours féconds...