Xavier Darcos dit :

Il est impossible de proposer un véritable projet pour l'école et une ambition renouvelée pour les enseignants si nous refusons de sortir des clivages idéologiques éternels que soulève cette question et si nous posons comme principe intangible le respect de règles élaborées dans les années 1950. Le statut qui régit aujourd'hui le métier d'enseignant a été conçu, en effet, dans une France qui ne connaissait pas le collège, qui ignorait les usages personnels de l'informatique, et dont l'économie était guidée par l'industrie plutôt que par les services ! Vouloir le perpétuer à tout prix, et au mépris de la forte aspiration au changement des enseignants eux-mêmes, serait une erreur manifeste, dont les professeurs seraient les premiers à payer le prix.

Ne l'ont-ils pas d'ailleurs déjà payé, en sacrifiant l'évolution de leurs revenus au profit de la logique exclusive de l'augmentation continue du nombre de postes ? (...) Ne l'ont-ils pas payé de leur enthousiasme, de leur esprit d'initiative, de leur passion, en voyant que la seule récompense de leurs efforts était le temps qu'on leur accordait pour travailler moins (...) ?

Si je ne nie pas que des réformes soient utiles, possibles, nécessaires, etc (attendons de voir ce qui sera retenu, même si j'ai peu d'espoir), ce qui me fait réagir encore une fois (sauf que le plus souvent je réagis en silence ou en accablant mes voisins qui n'en peuvent mais) c'est ce présupposé selon lequel le vœu le plus cher de tout un chacun serait de gagner plus.

Certes, je ne trouve pas normal qu'à même niveau de recrutement nous soyons le corps le moins bien payé de la fonction publique, et je ne parle même pas des différences avec les salaires de cadres du privé. Mais nous restons au-dessus du salaire médian, et sommes relativement correctement lotis.

En revanche, mon vœu le plus cher est de travailler moins.

J'assure cette année seize heures de cours par semaine en lycée, l'an dernier c'était dix-sept, beaucoup de mes collègues sont à plus de dix-huit ou vingt le plus souvent. J'enseigne le français en seconde et en première, et le grec ancien en seconde-première-terminale.

J'ai raconté ailleurs comment se déroulent ces heures-là, mais je n'ai peut-être pas assez dit la préparation que cela me demande, celle des textes, du vocabulaire, des leçons de grammaire, des aspects culturels, car je ne sais pas tout et je suis loin de tout savoir, en l'absence de manuel adapté et en dépit des nombreuses ressources du net, qu'il faut toujours s'approprier.

Le français est plus facile à préparer mais outre que je ne maîtrise pas forcément tous les champs du programme et que je ressens bien souvent le besoin de me former avant de prétendre enseigner, cette matière est beaucoup plus fastidieuse en corrections. Ainsi un paquet de copies d'une classe de 30 élèves (sachant qu'il n'est pas rare d'en avoir 34 ou 35) me demande au grand minimum 5 heures, lorsqu'il s'agit de tout petits travaux faciles à dix minutes la copie. Mais le plus souvent, c'est le double, soit 10 heures, disons 8 dans les jours de grande forme, et 15 dans le cas de devoirs type bac. 8 à 15 heures de concentration, parce qu'il en faut si l'on veut bien faire (il m'est arrivé aussi de les expédier dans l'urgence, en travaillant jusqu'à tard la nuit, et de m'apercevoir le matin que j'avais oublié des points/ des appréciations/ de prendre du recul pour comprendre d'où venait l'erreur... ce n'est pas ma méthode préférée, à la rigueur autant appliquer la méthode de l'escalier). Or je suis incapable de me concentrer longtemps, et si les copies sont mauvaises c'est pire. La lassitude s'en mêle et ralentit considérablement le rythme. Donc à fractionner sur plusieurs jours ou demi-journées. A alterner avec les périodes de recherche, de préparation de cours, de préparation de corrigés, de lectures aussi, nécessaires pour ne pas s'encroûter mais bien difficiles à caser dans l'emploi du temps.

Si l'on parle de bivalence, il me semble que c'est déjà mon cas, ne serait-ce que pour cette double auto-formation que je n'ai pas le temps de faire, enseignant, lorsque je ne suis pas au point sur mon sujet, ce que je viens d'apprendre, faute d'avoir pu m'y préparer suffisamment tôt. On m'objectera qu'avec l'ancienneté cela s'arrangera, c'est possible, mais je crois nécessaire de ne pas s'arrêter à ce que l'on connaît, parce que sur les sujets que je crois maîtriser, je constate que mon esprit s'empate et mon (dis)cours se fige, se stéréotype si je ne lui donne pas constamment du grain à moudre, quand ce ne serait que relire un peu les œuvres dont je tire des extraits.

Bref, j'adorerais avoir le temps de faire tout cela. Que fais-je alors à perdre mon temps sur Internet, me direz-vous, avec raison.

Je passe 1 à 2 h par jour sur Internet, parfois 3, parfois aucune. Je n'ai pas la télévision. Je m'accorde parfois 1 à 3 heures de lecture personnelle, même si la frontière entre personnel et professionnel reste extrêmement floue dans ce domaine. Disons qu'une fois toutes les 2 ou 3 semaines, je lis un livre pour moi, et sans y chercher matière à enseigner (ce qui n'empêche pas d'en trouver ! réflexe oblige). Je ne vais pas souvent faire les courses, parce que je mange peu chez moi, et quand j'y vais je ne perds pas de temps parce que j'habite une toute petite ville. Je n'ai pas d'enfants, je ne passe donc pas mon temps à m'occuper d'eux. Je m'occupe un peu de mon amoureux, bien sûr, mais quand je vais chez lui c'est avec mon cartable. Je ne fais pas souvent le ménage chez moi, d'abord parce que je suis une sansougne, ensuite parce que j'ai toujours plus urgent à faire (un paquet de copies par exemple). Je ne vois que très peu mes amis, seulement aux vacances et encore (six mois pour l'une, un an et demi pour l'autre, au moins deux ans pour la troisième ! et les larmes aux yeux de le constater) car la plupart sont loin et ceux qui sont ici, moins proches, mon travail et mon amoureux passent en priorité.

Je passe la plupart de mes mercredi après-midi, de mes week-ends et de mes soirées à travailler.

Je sais m'accorder des moments de détente, je consacre environ 4 heures par semaine à des activités de loisir (mais chez moi je ne révise ni mes chants ni mes pas de sévillanes, et je ne progresse plus, je n'apprends pas mon texte de théâtre et cela ne va pas pouvoir durer), je sais relativiser les urgences (et mes élèves savent qu'ils doivent patienter pour avoir leurs copies), il n'empêche que je ne respire vraiment qu'aux vacances (et encore bien souvent je constate à la veille de la reprise que je ne me suis pas assez avancée dans mon travail), et toute récréation signifie un surcroît d'effort le soir ou le lendemain, puisque j'ai toujours quelque chose à faire.

En bref, je suis bien contente de ne pas avoir plus de classes. Les années où j'en ai une de plus, je ne m'en sors pas, parce qu'au travail supplémentaire que cela représente il faut ajouter la fatigue et parfois le tracas (sans être dans un lycée difficile, je n'ai pas eu de chance les deux dernières années, avec des classes particulièrement... fatigantes).

En bref, je suis bien contente cette année de n'avoir que des classes à 30 et je ne souhaite pas ni revenir aux 35 de l'an dernier, ni (encore moins !) aller au-delà.

En bref, je suis bien contente d'avoir des collègues en nombre suffisant pour se répartir la tâche et pouvoir la faire à peu près sereinement. Donc je suis bien contente que des ministres moins irresponsables que d'autres aient eu dans le passé la bonne idée de recruter d'autres enseignants que moi ! Et je voudrais bien que l'on comprenne que mon temps de cerveau disponible n'est pas extensible à l'infini, que confier les autres élèves à d'autres enseignants me permet de mieux m'occuper des miens. Si je dois travailler plus, il ne serait pas étonnant que je devienne bête, ou du moins abrutie ! Pour moi, travailler moins signifie travailler mieux, et quand on est pressuré, constamment sur le fil ou au bout du rouleau, je ne vois pas où l'on peut trouver l'énergie pour s'engager, faire des projets, comme le suggère notre ministre.

En bref, je veux du temps pour vivre, pour me promener, pour voir mes amis, pour cuisiner, ranger mon appartement, apprendre l'allemand, l'informatique, le grec moderne, jouer de la flûte, classer mes livres, classer mes cours, aller au cinéma, prendre le temps de m'informer sur les questions de politique, de société, m'engager, militer, envisager une famille, et je ne souhaite pas travailler plus. Je me contref... d'un salaire qui du moment qu'il est correct me satisfait. Ce qui dépasse mes besoins je n'ai pas le temps de le dépenser. En dehors de l'ordinateur (qui est aussi un outil de travail), je vis assez simplement, et je rêve de jeter un paquet de choses accumulées auxquelles de toutes façons je ne touche plus. Je veux une vie équilibrée, qui me permette d'abord d'être heureuse, et puis de faire sereinement, tranquillement, ce pour quoi je suis payée. Avoir vraiment le temps et l'envie de me soucier de mes élèves. Je préfère être une (relativement) pauvre épanouie qu'avoir un gros compte en banque (plus gros de combien ? n'est-ce pas dérisoire ?) mais me sentir creuse et vidée, creuse d'idées et vidée d'énergie.