En septembre, je trouve sur mes listes de seconde entre quatre et six petits nouveaux, qui s'ajoutent aux premières et terminales pour former un groupe de huit à onze élèves[1]. L'emploi du temps leur accorde trois heures en tout, certains qui sont en S ou ne le passent qu'à l'oral[2] ne peuvent venir qu'une ou deux heures sur les trois, le reste du temps ils ont maths ou arts plastiques ou latin ou autre TPE [3]. Cette année le hasard fait bien les choses puisque sur ces ces trois heures hebdomadaires, l'une se fait sans les secondes, les deux autres sans terminale. J'instille ainsi un programme de terminale allégé à mes premières, à côté de leur propre programme, ça les entraîne pour l'année prochaine, et c'est toujours ça de pris. Les deux heures suivantes, je me découpe en trois et je cours du groupe des premières à celui des secondes en passant par celui des grandes débutantes. J'adore les cours de grec.

J'adore les cours de grec parce que j'aime les préparer. Faire du grec m'apaise, m'abstrait, et me range la tête. Je regrette le temps que je n'y passe pas, faute de le trouver. Et je me régale de concocter de jolis documents propres et bien faits que je vais photocopier en trois exemplaires. Je fais aussi beaucoup de découpage-collage, photocopiant textes, tableaux, exercices et les réagençant très ingénieusement pour tout rentrer sur un A4. Ce petit bricolage a lieu en salle des profs et, à l'ère informatique, ces travaux manuels m'attirent beaucoup de plaisanteries, on me renverrait bien à la maternelle... Moi j'aime bien mes ciseaux et ma colle, autant que mon ordinateur ! Un jour j'ai constaté que je faisais plus de photocopies pour préparer le montage que pour le reproduire... depuis je m'efforce d'être plus rationnelle, mais c'est tellement mieux quand c'est joli !

J'adore les cours de grec parce que j'aime les donner. J'arrive, j'ouvre, je regarde ma poignée d'élèves s'installer en terminant la conversation en cours, souvent drôle, j'y mets parfois mon grain de sel, ça les fait rire et/ou rougir. J'ouvre mon classeur et j'en sors les feuilles censées servir dans l'heure ; à la fin je les y fourrerai en hâte et en désordre, tous niveaux mêlés. Cette année j'ai instauré un rituel, c'est le vocabulaire. J'interroge et je ris de voir les doigts se tendre éperdument pour venir en aide au malheureux pris de trou de mémoire. Ensuite vient le moment, crucial, de l'organisation. Il s'agit de dire : Bon, alors, vous, vous allez faire ça, pendant que nous on va travailler ça, et vous, vous n'aviez pas un exercice à finir ? De trop rares moments nous réunissent tous autour d'une notion ou d'une digression intéressante, mais le meilleur, c'est l'effet stéréo. Une première qui au lieu de plancher sur le texte souffle à mes débutantes une étymologie (ça y est dans anthropologie...), mon seul garçon subitement plus intéressé par les mœurs de Zeus que par les institutions athéniennes (vraiment, je ne comprends pas pourquoi !) et qui vient apporter des précisions qu'on ne demandait pas, ou mieux encore, en demander (et c'est pas lui qui s'était transformé en cygne... ?). Je ne peux m'empêcher de rire quand je constate ainsi qu'ils écoutent ce qui se passe à côté. Et moi de même au milieu d'un commentaire d'Esope je fournis la réponse à un point de grammaire et je vais au tableau remontrer le tracé de la lettre dzêta. Mes cours sont désordonnés, difficile de faire autrement car je ne sais jamais combien de temps va leur prendre telle ou telle autre activité ! Mes élèves le savent, et s'y font, et profitent des interstices, et ils ont bien raison !

J'adore les cours de grec parce que j'aime échanger. De temps en temps une question ou une réflexion engendre discussion, et alors tous les nez se lèvent, et plein de petites choses se partagent et nous font rire. Je m'efforce de ne pas parler politique mais je n'hésite pas à philosopher à la petite semaine avec eux. Ce sont des jeunes gens, surtout des jeunes filles d'ailleurs, curieux, parfois timides, j'en fais l'expérience tous les ans, mais on est malgré tout comme en famille, et eux certainement plus que moi ! Qu'importe, leur complicité me met aux anges. Ils (elles) ont toujours un avis ou une envie à exprimer : Mais quand même, Madame, Patrocle aurait dû s'arrêter, au lieu de poursuivre Hector et de se faire tuer...

J'adore surtout les cours de grec parce qu'ils m'émeuvent aux larmes. Je parlais des timides, je les vois s'enhardir, les redoublants brouillons et malhabiles deviennent des grands qui se souviennent des textes ou des mots qu'ils ont vus l'an dernier et font des liens, et j'ai alors le plaisir de les féliciter et de leur dire que c'est précisément cela l'intelligence, faire des liens... Et puis il y a les merveilleux, les extraordinaires, au moins un par (j'allais dire par couvée !) génération. Celui ou celle qui apprend sans problème, sans effort apparent, que les autres admirent (et que j'admire aussi !) et qui est adorable, qui jamais n'écrase les autres de sa facilité mais au contraire aide, propose, donne des indices, et attend patiemment avec moi que tout le monde avance. Mon unique terminale, cette année, est de ceux-là. Parfois j'oublie que j'ai des choses à leur apprendre tellement ils maîtrisent ce qu'ils savent. Et quand survient une inconnue, ils se tournent vers moi et je me souviens. Comment ça, ils ne savent pas déjà tout ? Oups, c'est moi la prof ici, il faut quand même que je leur enseigne quelque chose ! Je plaisante et j'exagère, bien sûr. Mais quand je vois cette élève, qui ne suit qu'une heure de grec sur les trois auxquelles elle aurait droit, et qui s'efforce de faire tout ce que je lui demande, apprend régulièrement ses douze mots par semaine, prépare soigneusement une version facultative, prépare tout aussi soigneusement - et brillamment - un commentaire d'Homère et me permet de redécouvrir le texte à travers ses yeux neufs, et dit mille choses pertinentes, que j'avais vues ou n'avais pas vues, elle cherche, sincère, elle bute un instant sur l'aoriste passif que l'on n'a jamais vu, je l'explique, l'instant d'après elle a compris et quand revient son tour, elle s'écrie, triomphante : aoriste passif ! Oui, oui, on fait des choses barbares, mais justement ce qui m'émeut c'est que ces jeunes, dont on dit pis que pendre, puissent s'enthousiasmer pour des points de grammaire, simplement animés du désir de comprendre. Cela fait trois semaines que chaque cours avec elle me fait soudain, sans prévenir, monter les larmes aux yeux.

Je dois être un peu fatiguée. Certes. Et donc émotive. Certes. Mais je ne suis pas la seule. Ma collègue Vanina a cette élève en latin, et cette autre en français, et cet autre elle l'a eu deux mois, quand elle m'a remplacée. Elle me raconte ses émerveillements devant la finesse de leurs réflexions, son émotion quand ils trouvent tout seuls... Je l'écoute rêveuse, elle qui a hérité des miens. Comme un petit miracle qui s'accomplit souvent, sans qu'on s'en rende compte, et ces quelques élèves hors du commun nous le rendent visible.

J'aime les cours de grec[4] parce que j'y suis tout près de ce petit miracle.

Notes

[1] record à ce jour, du moins depuis que je suis là. Le renouvellement se fait mais la diversité des orientations et la concurrence des options émiettent un peu l'effectif lors du passage en première

[2] C'est-à-dire en option facultative, sans danger de perdre des points pour le bac. De rares courageux-ses se lancent dans l'épreuve écrite dite de spécialité, qui pèse un bon petit coefficient 4

[3] Travaux Personnels Encadrés

[4] J'aurais pu parler des heures d'aide aussi, mais elles sont plus dures, il faut les faire accepter. Une autre fois...